Un commentaire de Roger T. Drolet
Benoît Brière et Yvon Deschamps
13 avril 2012 (QIM) - Ce comportement réflexe qu'on appelle le rire est indéfinissable autant qu'universel. Chaque être humain se surprend à se moquer de tout et de rien selon les circonstances et la culture dont il est issu. Les situations les plus loufoques aussi bien que les plus tragiques peuvent générer ces pulsions commandées par le cortex cérébral, ayant souvent comme conséquence de détendre la personne qui les perçoit comme drôle. Mais on rit parfois aussi à en pleurer.
L'humour, ce mode d'expression qui peut aussi devenir une coquetterie de l'esprit, est un geste social qui renferme des messages et permet notamment à celui qui l'expérimente de prendre du recul sur ce qu'il vit. Les plus grands humoristes ne sont-ils pas des humanistes qui savent trafiquer le pessimisme et le transformer en leçon de vie? Les Chaplin, Bourvil, Coluche, Olivier Guimond et Yvon Deschamps sont du nombre. Le philosophe allemand Nietzsche a d'ailleurs écrit: « L'homme souffre si profondément qu'il a dû inventer le rire ».
Un an après sa création encensée par la critique et le public québécois, revoici cette oeuvre théâtrale tragi-comique signée Yvon Deschamps, mise en scène par Dominic Champagne et interprétée par Benoît Brière qui atterrisait, en supplémentaire, à la salle Albert-Rousseau de Québec, le 2 avril dernier. Présenté comme un testament-synthèse des monologues les plus connus du plus grand humoriste contemporain que le Québec a produit, ce spectacle amène toutefois le spectateur à porter un regard doux-amer sur lui-même et sur le passé pas très lointain d'une société qui cherchait ses repères sans véritablement les trouver... ce qui est encore vrai de nos jours.
Ce naïf bonhomme qui se laisse exploiter par son patron qu'il croit être son bienfaiteur, désabusé par le manque d'amour véritable et le cul-de-sac existentiel se tient là, devant nous. Deschamps l'incarnait si habilement il y a quarante ans en riant jaune de ses contemporains et de lui-même. Il est ici transfiguré en un malheureux prolétaire qui se bute à tous les malheurs, avec humour certes, mais dans une tristesse absolue. Est-ce ma vision du monde qui a changé à ce point, me suis-je demandé?
Un pauvre d'esprit prématurément usé par la vie racontant ses souvenirs et perdant, les uns après les autres, ceux qu'il aime. Tous ses repères sont disparus: sa mère, son père, sa femme, même son unique fils et surtout, bien entendu, son dominateur employeur ne sont plus là. Oppressé par son drame il est devenu incapable de se projeter dans l'avenir.
Oui, la mort est très présente dans ce monologue de plus de deux heures entrecoupé d'un entracte où le magistral comédien Brière fait réfléchir son personnage sur sa modeste vie où la souffrance est exacerbée par un monde qu'il n'arrive pas à comprendre et qui le mènera (presque) à l'autodestruction.
Et son patron intransigeant qui est mort subitement. Celui-ci était devenu le centre de l'univers et de tous les malheurs du citadin anonyme habitant un quartier ouvrier de Montréal. Cet univers est représenté simplement par l'escalier d'une arrière-cour anonyme dans et au pied duquel le comédien évolue toute la soirée.
Bien entendu, ceux et celles qui ont vécu au Québec au milieu du siècle dernier auront reconnu les références à la religion dominante, à la discipline parentale excessive, à la sexualité introvertie, au sexisme totalitaire, à la domination de la petite bourgeoisie que Deschamps savait si bien dénoncer par une boutade à double sens. Mais ce passé est daté et il ne fait guère rire les générations du cyberespace et de l'humour poubelle ambiant! Deschamps collait parfaitement à son époque mais cette transposition décalée fait d'autant plus ressortir le désarroi ambiant d'une certaine classe sociale que la dimension satirique de son créateur collait implicitement aux années soixante-dix.
Même si la salle fait entendre des rires sincères de temps à autres, grâce aux textes et aux mimiques du comédien, la résignation et l'absurdité de l'existence du personnage l'emportent en nombre sur les moments joyeux de la narration et l'aspect comique des situations.
C'est assurément la performance de Brière qui sauve l'ensemble. Ce grand acteur versatile sait parfaitement amalgamer ici les tics drolatiques d'Oliver Guimond (qu'il incarnait avec brio à la télévision en 1997), ceux de l'énorme auteur que fut Deschamps et sa touche personnelle, toujours juste et touchante.
Peut-être un équilibre plus judicieux entre la drôlerie et le drame aurait-il atténué ce sentiment de vague à l'âme que je ressentis au sortir de la salle? Il ne faudrait pas que "Le boss est mort' résume l'héritage d'Yvon Deschamps. Ce serait beaucoup trop réducteur et injuste.